Histoire(s) de fous

Inventer sa langue – les écrits asilaires de Samuel Daiber

Posted in Divers by Guillaume Henchoz on 20 janvier 2010

Quand «écrivainer», «personnagité», «voixer» ou «paroler», par exemple, deviennent les mots d’une langue, les mots inventés durant une vie entière enfermée à l’asile, à écrire des lettres pour demander libération, le psychanalyste, le médecin et l’historien d’Art Brut s’interrogent. Le linguiste aussi.

« On peut inventer sa langue et faire parler la langue pure avec un sens hors grammatical mais il faut que ce sens soit valable en soi, c’est-à-dire qu’il vienne d’affres ». Antonin Artaud

L’auteur de ces néologismes se nomme Samuel Daiber (1901-1983). Originaire du canton de Neuchâtel, en Suisse, il a fait de réguliers allers-retours entre les institutions psychiatriques et sa famille, avant d’être définitivement interné à l’hôpital de Perreux, dans le canton de Neuchâtel, où il a occupé son temps à écrire des lettres , adressées au personnel médical, aux directeurs de l’établissement, aux membres de sa famille ou à des destinataires imaginaires. Le corpus épistolaire aujourd’hui archivé à la Collection de l’Art Brut à Lausanne est constitué d’une trentaine de lettres signées par l’auteur , dans lesquelles il manifeste le plus souvent son envie de quitter l’institution psychiatrique où il a vécu reclus.

Dans son ouvrage Le jour où l’espace a coupé le temps, le psychanalyste Alain Manier a indiqué que les inventions langagières peuvent globalement renvoyer à la non intégration durant l’enfance du langage comme grille signifiante de lecture du monde. Dans une lecture inspirée par l’antipsychiatrie, l’historien de l’art Michel Thévoz a quant à lui expliqué que le conditionnement et l’isolement asilaires influençaient le rapport qu’entretient le sujet avec la langue . Enfermé à Rodez, le poète-dramaturge Antonin Artaud, par exemple, avait dit pour lui-même avoir perdu (en partie) la connaissance des mots, en faisant l’expérience extrême de se trouver étranger dans la langue dite maternelle. Cet état d’altérité caractérise l’identité de la langue de Daiber, dont la lecture permet d’établir le paradoxe fondateur : celui-ci passe par le double mouvement d’une mort et d’une réinvention de soi, si bien qu’il n’empêche pas de placer la question de l’aliénation dans la sphère de la création de nouvelles formes.

Pour le linguiste qui considère le langage avant tout dans une perspective anthropologique, – la science des signes n’est-elle d’ailleurs pas, ainsi que le propose le sémiologue Umberto Eco, la science « de la façon dont se constitue historiquement le sujet » ? – la langue de Samuel Daiber, avec ses mot-objets, par leur matérialité, participe d’une reconstitution identitaire du sujet. Ses inventions-répétitions morphologiques sont en effet des formes-sujet, pour reprendre une expression d’Henri Meschonnic, à savoir des manifestations formelles du sujet dans ce qui fait son identité propre dans la langue. L’approche linguistique tend alors à signifier que des manières verbales engendrent des traits de langue récurrents, des traits linguistiques structurant l’identité du sujet.

Dans une perspective plus particulièrement énonciative, c’est surtout l’actualisation individuelle même de la langue qui vaut comme une subjectivité globale. Ainsi que le rappelle le linguiste Emile Benveniste, chaque énonciateur invente sa langue en parlant. L’énonciation rend alors compte que le processus de subjectivation dépend du mode de vivre dans la langue, c’est-à-dire de l’emploi même des signes. Dans le cas de la langue de Daiber, avec ses inventions lexicales, telles que « Sieur », « avortonique » ou encore « effrayader», on a ainsi affaire à un véritable « système de subjectivité dans le langage » qui rend compte spécifiquement d’une altérité langagière positive, dans le sens où elle déplace le rapport du sujet à la société – du secret des archives médicales à l’exposition muséale – par l’invention artistique de la valeur de la « signature » de ces lettres, de leur manière, propre au sujet de l’art, où l’énonciateur Daiber et son œuvre de langage sont réunis pour créer une même subjectivité reconnue collectivement.

Vincent Capt

Une Réponse

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  1. lovsmeralda said, on 4 novembre 2010 at 7:17

    je savais la transformation de l’hopital de Perreux,mais aujourd’hui j’apprends sa quasi fermeture,en voyant cette photo d’un patient croisé et soigné par des infirmiers pour la plupart décédés eux aussi ,il m’est difficile d’admettre qu’une page aussi importante de vies ait pu disparaitre ainsi ,ayant fait mon école dans cet hopital,travaillé avec des médecins d’une qualité professionnelle exemplaire,nous donnant vraiment le gout pour une profession sans doute ardue mais qui procurait tant de richesse intérieure grâce justement à ces patients murés hors du temps,et qui nous aimait tant,alors quîl manque tant de personnel infirmier,je ne peux que soupirer face à ce passé très lourd pour les familles et le personnel soignant,mais au vu du mal être régnant dans notre société,je me demande comme beaucoup d’autres,mais par qui seront soignés les malades du futur?Perreux avait sa mission, le docteur De Montmollin aura laissé son empreinte et sur l’établissement et sur tous ceux ayant travaillé avec lui,des hommes comme lui y’en aura-t’il encore pour soulager et comprendre les maux de demain qui même si on préfére les ignorer seront peut-être encore plus difficiles à cerner,la psychiatrie d’hier n’est pas morte,ceux et celles préférant se fermer les yeux et l’esprit ont vraiment une vision de vie complètement faussée ,surtout si l’on pense au nombre de soignants manquant dans notre pays,comme disent d’anciens soignants,c’est dramatique!alors que nous avions des écoles de soins valables dans notre canton!


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